LA LIBÉRATION DU SECTEUR
DE PLOUEC-DU-TRIEUX LES 4 ET 5 AOUT 1944


Extrait de l'ouvrage de Désiré CAMUS "On nous appelait Terroristes"
Edité par Skol Vreizh
Imprimé le 31 mars 1994
sur les presses de l'Imprimerie de Bretagne - Morlaix

3 août 1944

Le bourg de Plouëc est en effervescence : allées et venues de groupes armés ; crises et rires. Il y a un attroupement sur la place où des charrettes ont amené des conteneurs d'armes. Il s'agit d'équiper et d'organiser les groupes des nouveaux volontaires, et ils sont nombreux, arrivant de tous côtés pour s'engager, pressés de se battre. J'observe avec amusement cette fougue de circonstance, ce zèle spontané, c'est l'insurrection ! Aux armes citoyens ! On se prépare à voler au secours de la victoire. Certains se souviennent subitement d'avoir acquis des connaissances militaires. "Moi j'étais caporal voltigeur" clame un réserviste. Il y a même quelques fayots en congé d'armistice qui viennent se mettre à notre disposition, alors qu'il n'y a pas huit jours ils refusaient tout contact avec les maquisards, considérés par eux comme des irréguliers sans formation valable. Je serais tenté de les rabrouer, mais je me retiens, considérant notre besoin en encadrement et, il faut le dire, un peu flatté aussi d'avoir sous mes ordres des militaires professionnels.
J'ai appris que PIERROT (1) et Tonton PIERRE (2) disposaient leurs compagnies aux abords de Paimpol et se préparaient à investir la cité des Islandais. Avec les maquisards de la compagnie de JEFF (3) et les nouvelles recrues nous décidons de lancer une opération pour tenter de prendre Pontrieux. Ce ne sera pas chose facile.
La maison de mes parents, au milieu du bourg de Plouëc, nous sert de poste de commandement. Attablés devant des bolées de cidre bouché en compagnie des chefs de section nous étudions la meilleure manière de surprendre la garnison allemande et en venir à bout sans trop de casse. Nous disposons d'armes en grande quantité, mais ce ne sont que des armes légères, fusils, mitraillettes et quelques fusils mitrailleurs. Pas question donc d'engager le combat face à ces deux compagnies de guerriers bien entraînés et solidement défendus dans leurs positions par un armement lourd, canons, mortiers et mitrailleuses. Nous décidons de cerner discrètement Pontrieux en restant à couvert et de rechercher l'endroit pour y pénétrer par surprise. Dès demain nous irons nous mettre en place avec le maximum de discrétion. Notre grand handicap dans ce genre de manœuvre est le manque de moyens de liaison : nous ne disposons d'aucun moyen radio, ce qui fait que dès qu'un groupe est lâché dans la nature, il se trouve livré à lui-même, sans aucun contact avec l'unité de commandement et avec les groupes voisins.
Vers le soir, alors que l'agitation est à son comble dans le bourg, un messager se présente de la part de MARCEAU (4). C'est LOIC, le préposé aux parachutages :
" MARCEAU m'a chargé de vous transmettre ses ordres, dit-il en s'adressant à JEFF et à moi. Vous devez donner l'assaut à Pontrieux immédiatement !
- Hein ! Tout de suite ! Ça va pas non ! Il est cinglé ou quoi ? Il veut nous faire massacrer !".
LOIC est interloqué. Un séjour à Saint-Maixent où l'on forme les officiers de réserve, lui a appris que les ordres doivent être exécutés " sans hésitation ni murmure ".
" Mais enfin LOIC, dis-je en m'efforçant de retrouver mon calme, tu nous vois entrant dans la ville comme ça, à découvert dans cette longue rue rectiligne, ... Avec une seule mitrailleuse, les Boches vont nous massacrer. Dis à MARCEAU que s'il est candidat au suicide il n'a qu'à venir prendre la tête de la colonne, s'il trouve des gars pour le suivre ".
J'explique à LOIC le plan que nous avons élaboré et qui doit éviter de faire tuer nos gars en les exposant inutilement, lui disant aussi qu'il n'y a pas plus pressé que moi d'entrer dans Pontrieux car je ne cesse de craindre qu'on y fusille des otages. Mais voilà JEFF qui s'emballe :
" On n'en a rien à foutre des ordres de MARCEAU ! Nous savons ce que nous avons à faire ! Qu'il s'occupe des parachutages d'armes, c'est tout ce qu'on lui demande !".
Je ne suis pas du tout mécontent de cette mise au point énergique. Elle reflète tout à fait la conception que nous autres partisans avons du commandement. On n'obéit pas à n'importe qui : pour commander il faut avoir fait ses preuves, un chef ne s'impose pas, on l'admet parce que l'on reconnaît sa valeur ; enfin le plan d'action est expliqué, discuté, on veut comprendre avant d'obéir. C'est le principe de la bande. La bande est la plupart du temps autonome. Son effectif est variable et peut atteindre la centaine d'individus, dépassant rarement ce chiffre. Il peut arriver que plusieurs bandes agissent ensemble sur une opération de courte durée après concertation de leurs chefs. Cette forme d'organisation est due aux conditions de vie et de lutte des partisans en territoire contrôlé par l'ennemi, conditions tellement différentes de celles d'une armée régulière en campagne avec son état-major, son intendance et ses divers services avec des moyens de liaison. Chez nous, rien de tout cela : pas d'état-major, pas de 1er, 2ème, 3ème ou 4ème bureau, pas de liaison radio. Cette forme de commandement est impossible et celui ou ceux qui prétendraient l'exercer vogueraient en pleine utopie. Alors les stratèges départementaux qui travaillent dans le vide, les officiers sans troupe qu'ils aillent se faire foutre !

4 août 1944

J'ai dormi très peu et mal, ayant perdu l'habitude de dormir dans un lit. Déjà le soleil commence à chauffer lorsque je me rends au rassemblement sur la place du bourg. Des retardataires sortent de la salle des fêtes transformée en réfectoire où des cantinières bénévoles ont servi le coup de jus.
JEFF est en pétard : quelques-uns de ses gars ont abusé du pinard et chahuté hier soir dans une ferme près du bourg. Il leur passe un savon.
"Tout type qui sera pris avec une cuite sera désarmé et viré de la compagnie !" lance-t-il en avertissement. Cette menace me fait rigoler en mon for intérieur : ici, pour une faute, on vous fout dehors au lieu de vous foutre dedans comme à l'armée.
De nouvelles recrues sont arrivées tôt ce matin. Il y a un groupe en provenance de Pontrieux. J'apprends que là-bas les Allemands sont surexcités, la population mâle a fui dans la campagne. Avec JEFF et ses adjoints nous rassemblons les groupes et les sections qui vont aller se mettre en place autour de la cuvette de Pontrieux pendant qu'on achève d'armer les nouveaux venus. Mais un événement fortuit va changer le cours de nos préparatifs.
Un cri a jailli : " Un camion ! Des Boches !". Là-bas, au bout de la longue ligne droite, venant de Pontrieux, un camion s'avance lentement.
" Vite, planquez-vous derrière les maisons !". La place se vide en un clin d'œil. Yves LE ROUX, le frère de JEFF, est auprès de moi avec son groupe.
" Ton FM en batterie ! Attends qu'il soit plus près pour tirer... Feu !".
Quelques coups partent mais le fusil mitrailleur s'enraye. Yves agite fébrilement le chargeur, rien ne part. Le camion nous arrive dessus et les Allemands tirent à leur tour. Une grenade éclate. Marcel HUONNIC s'affaisse à mon côté, tué net. Jules SIMON, le pourvoyeur du FM se redresse et vide son chargeur de mitraillette. Le camion zigzague. JEFF fonce, saute sur le marchepied, arrache le chauffeur de son siège. Le camion désemparé va finir sa course contre le pignon d'une maison. Ses passagers sont mis hors de combat. L'audace de JEFF m'a sidéré.
Les armes se sont tues. Tout s'est passé en un éclair. Marcel HUONNIC gît à mes pieds. Nous transportons son corps à la mairie. Il faut que nous nous organisions immédiatement pour parer à toute nouvelle surprise car d'autres camions peuvent s'amener d'un moment à l'autre. Que se passe-t-il chez les Allemands de Pontrieux ? Ont-ils reçu l'ordre de se porter vers la Route Nationale 12 ou bien de rejoindre une autre formation à Guingamp ou ailleurs ? La décision est prise de placer des groupes de combat derrière les talus bordant la route de Plouëc au sommet de la côte qui descend sur Pontrieux. Si des camions s'amènent, il faudra les laisser s'engager dans la souricière et au signal les attaquer en utilisant des grenades au maximum.
La longue attente commence ; elle va durer jusqu'à la tombée de la nuit. Afin d'éviter une attaque-surprise durant la nuit, des groupes sont mis en place tout autour des voies d'accès au bourg et la relève est organisée ainsi que le ravitaillement. Encore une nuit blanche en perspective.
Vers une heure du matin, comme tout est calme, terrassé par la fatigue je vais m'allonger sur mon lit et je sombre dans le sommeil. Tout à coup, des rafales tirées à proximité me réveillent en sursaut. Qu'est-ce qui se passe ? Tâtonnant dans l'obscurité, je me glisse dans l'escalier et m'engage dans la cour. Encore une rafale, puis un galop de bottes dans le bourg... Les Boches ! Comment sont-ils parvenus là ? Personne ne les a entendus arriver.
Une crainte m'assaillit, fulgurante : il fait tellement noir que si chacun se met à tirer sur tout ce qui bouge, nous risquons de nous flinguer mutuellement. Je gueule :
" Ne bougez pas, restez à vos postes !".
Une ombre dans la cour !
" Qui va là ?... C'est moi, JEFF !
- Nom de Dieu, il y a des Boches dans le bourg !
- Oui ! ils sont arrivés en vélo, personne ne les a vus ni entendus ".
Le silence est revenu, angoissant. Impossible de savoir où en est la situation, impossible de communiquer avec les groupes postés autour du bourg. Il faut attendre l'aurore.
J'ai somnolé un instant. Quelqu'un me secoue :
" DESIRE (5), réveille-toi... On a eu deux tués cette nuit, Paul LE GONIDEC et Yves LE LANN !".
Ahuri, je m'ébroue, frissonnant dans la fraîcheur du jour naissant. A cet instant, deux courtes rafales sont tirées du côté de la gare, à cinq cents mètres. Quelqu'un crie : "Les Boches reviennent !". Un groupe casqué a été repéré, progressant dans les fossés de chaque côté de la route de la gare.
MARCO qui commande la section qui occupe le centre du bourg, met ses tireurs en place. Ta, ta, ta, ... ça crache de tous côtés. Je rejoins d'un bond GASTON derrière un muret. Piou... piou... les balles miaulent au dessus de nous. J'oblige GASTON à s'accroupir: " Ne reste pas debout pour tirer, nom de Dieu ! Tu veux te faire tuer ?".
MARCO s'est installé avec son fusil-mitrailleur à la fenêtre de la chambre qui s'ouvre sur le pignon. De là il arrose les Allemands qui s'aplatissent dans les fossés. On ne voit plus rien qui bouge, le tir s'arrête. Je fonce rejoindre MARCO. Le plancher de la chambre est jonché de douilles.
" Ils sont planqués, me dit-il, je ne les vois plus ".
Je ne pige pas pourquoi ces cyclistes allemands qui avaient réussi à passer le bourg de Plouëc durant la nuit reviennent maintenant, à pied, pour se faire allumer. Mais JEFF, qui vient d'arriver, me donne l'explication :
" Ils ont été stoppés par les gars de Plouisy dont une section est arrivée hier soir et que j'ai placée entre la gare et la route de Guingamp-Tréguier.
- " Regardez, regardez !" crie soudain l'un de nos gars. Là-bas, à environ deux cents mètres s'avance un tombereau tiré par un cheval conduit par un type en civil encadré par deux soldats allemands. Je ne tarde pas à identifier le charretier, c'est l'un des fils du fermier du Zeuren. MARCO a bondi à son poste de tir.
" Qu'est-ce qu'on fait ?", demande-t-il.
Je réponds précipitamment :
" Ils ont dû le prendre en otage. En envoyant une bonne rafale à quelques mètres au dessus d'eux, ça va les obliger à se planquer et le gars va peut-être en profiter pour s'échapper ".
MARCO règle sa hausse et lâche une rafale. Le scénario se déroule comme prévu, je vois les soldats se plaquer sur la route et le gars de la ferme bondir par dessus le talus :
" Il est sauvé, bravo MARCO ! Feu maintenant !".
Les deux Allemands sont cueillis au moment où ils amorçaient un bond vers le fossé, le cheval s'écroule dans les brancards. JEFF a envoyé deux groupes en encerclement, bientôt des grenades bien ajustées neutralisent les soldats qui se camouflaient dans les fossés. Nous voilà maîtres du terrain. Il y a une douzaine d'Allemands de tués. Victoire !
Mais notre joie va être de courte durée. Tout près de là, à la ferme du Zeuren, un triste spectacle nous attend. Ils sont là, tous les deux, entre le tas de paille et le tas de fagots, baignant dans leur sang. Les Allemands ont dû les surprendre dans leur sommeil. Ils étaient arrivés la veille avec un groupe de Pontrieux. Alain GONFOND, vingt ans, est le fils du percepteur. Michel LE BAIL dix-huit ans, c'est le garçon qui m'avait renseigné lors de l'enlèvement du capitaine de Pontrieux, il était venu rejoindre ses deux frères. Muets, les larmes aux yeux, nous contemplons ces deux jeunes garçons venus chercher la mort à la veille d'être libérés.
Les corps de nos cinq tués sont regroupés à la salle des fêtes. ALBERT notre infirmier, procède à la toilette des morts, il faut avertir les familles, il faut faire confectionner des cercueils. Les cadavres des Allemands sont enterrés dans un jardin.
Des nouvelles contradictoires nous parviennent : les occupants se préparent à déguerpir de Pontrieux... Non, ils sont toujours là. Pas facile de contrôler. Il faut demeurer sur nos gardes. Vers le soir enfin, une femme vient nous annoncer qu'ils sont partis avec armes et bagages par la vieille côte de Poulogne en direction de Paimpol. Je me dis qu'ils vont sans doute rejoindre le camp fortifié de Plounez.
JEFF, qui ne veut laisser à personne d'autre que lui l'honneur d'entrer le premier dans sa ville natale, décide d'y aller voir. La traction Citroën est sortie de son abri. JEFF se met au volant, je m'installe à sa droite. Deux gars prennent place à l'arrière, l'un d'eux brandit par la portière un drapeau tricolore, l'autre braque un fusil mitrailleur.
Une angoisse m'étreint alors que JEFF manque de nous faire chavirer à chaque virage de la côte du Mez-Noz : un tireur en embuscade peut nous flinguer comme des lapins.
JEFF lève le pied en pénétrant dans la ville aux rues étrangement désertes. " Mais où sont passés les Pontriviens ?". Nous stoppons sur la place de la mairie. Des fenêtres s'ouvrent aux étages, des drapeaux surgissent, des cris de joie éclatent : "Les voilà... Vive la Résistance... Vive les Patriotes !". En un instant nous sommes entourés, embrassés. On nous jette des fleurs. Les cloches se mettent à sonner à toute volée. Dans la foule agglutinée, la traction se fraye lentement un passage vers le port où demeure la mère de JEFF. Là encore on s'embrasse, on se congratule. Des bouteilles d'avant-guerre sont débouchées. C'est du délire !
Tout à coup, une nouvelle se propage comme une traînée de poudre : "Les Boches reviennent, ils sont à Poulogne !"... Poulogne c'est la colline qui domine Pontrieux à l'est. Aussitôt c'est la débandade, la panique, chacun se terre chez soi, les drapeaux disparaissent des fenêtres.
" Qu'est-ce qu'on fait ? demande JEFF.
- Si on met les bouts, on va passer pour des dégonflés, dis-je soucieux de ne pas perdre la face. Planque la traction et nous allons prendre position avec le FM sur le viaduc. De là nous verrons venir ".
L'attente s'éternise, la nuit va bientôt tomber. Enfin JEFF, qui connaît bien le moindre recoin du secteur décide d'aller jusqu'à Poulogne.
Lorsqu'il revient, au bout d'une demi-heure, il nous annonce :
" Il n'y a plus un seul Boche dans le coin, il y a longtemps qu'ils sont partis ".
Nous remontons à Plouëc.
Demain nous descendrons à Pontrieux, en ordre.
C'est la fin du cauchemar... Une nouvelle vie commence.

(1) PIERROT : Raoul JOURAND, originaire de Pommerit-le-Vicomte, responsable FTPF du secteur Nord II avec Désiré CAMUS.
(2) Tonton PIERRE : Pierre FEUTREN, originaire de Yvias, responsable FTPF du maquis de Kerfot, tué sur le front de Lorient en décembre 1944.
(3) JEFF : LE ROUX : originaire de Paimpol, responsable FTPF du secteur de Pontrieux
(4) MARCEAU : Jean LE HEGARAT, responsable départemental FFI, enseignant.
(5) DESIRE : l'auteur Désiré CAMUS, originaire de Plouëc-du-Trieux, responsable FTPF du secteur Nord II avec Raoul JOURAND, enseignant.